II
LES HOMMES MASQUÉS
Il n’y avait pas âme qui vive dans la rue obscure. Enveloppé dans une vieille cape que lui avait prêtée Don Francisco de Quevedo, Diego Alatriste s’arrêta le long du mur et jeta autour de lui un regard circonspect. Une lanterne, lui avait dit Saldana. De fait, une petite lanterne éclairait faiblement le renfoncement d’une porte basse derrière laquelle on devinait le toit sombre d’une maison, parmi des branches d’arbres. Il était près de minuit, l’heure fatale, quand les voisins crient gare dessous et lancent leurs immondices par les fenêtres, celle où les tueurs à gages et les coupe-jarrets attendent leurs victimes dans la noirceur des rues privées de tout éclairage. Mais ici, il n’y avait pas de voisins et il semblait ne jamais y en avoir eu. Le silence était total. Des voleurs et des assassins, Diego Alatriste savait se garder. Depuis bien des années, il avait appris un principe fondamental de la vie et de la survie : celui qui le veut peut être aussi dangereux que quiconque croise son chemin. Ou même plus. Pour ce soir, ses instructions étaient claires. De l’ancienne Porte de Santa Barbara, prendre la première rue à droite jusqu’à rencontrer un mur de briques et une lumière. Jusque-là, tout allait bien. Le capitaine se mit à étudier attentivement les lieux en évitant de regarder la lanterne pour ne pas être ébloui. Finalement, après avoir palpé le gilet de buffle qu’il avait enfilé sous sa chemise pour dévier les lames inopportunes, il enfonça son chapeau sur sa tête et s’avança lentement vers la petite porte. Je l’avais vu se vêtir une heure plus tôt chez nous, avec une minutie toute professionnelle :
— Je rentrerai tard, Iňigo. Ne m’attends pas pour te coucher.
Nous avions soupé d’une panade, d’une chopine de vin et de deux œufs durs. Puis, après s’être lavé le visage et les mains dans une cuvette, et tandis que je ravaudais de vieilles chausses à la lumière d’une chandelle de suif, Diego Alatriste s’était préparé, avec les précautions que réclamaient les circonstances. Non pas qu’il redoutât un coup fourré de Martin Saldana, mais un lieutenant d’alguazils peut lui aussi se faire berner, ou suborner. Même lorsqu’il s’agissait de vieux amis et de compagnons d’armes. Si tel avait été le cas, Alatriste ne lui en aurait d’ailleurs pas tenu excessivement rigueur. À l’époque, tout pouvait s’acheter à la cour de ce jeune roi aimable et coureur de jupons, pieux et désastreux pour la pauvre Espagne, que fut le bon Philippe IV ; tout, même les consciences. Les choses n’ont pas tellement changé depuis, soit dit en passant. Toujours est-il que le capitaine avait pris ses précautions avant d’aller à son rendez-vous. Je le vis accrocher sa dague biscayenne à son ceinturon, dans son dos, puis glisser dans sa botte droite le petit couteau de boucher qui lui avait si bien rendu service en prison. Pendant qu’il accomplissait ces gestes, j’avais observé à la dérobée son visage grave, absorbé, ses joues creusées par la lumière de la chandelle qui soulignait le féroce trait de sa moustache. Il ne semblait pas très fier de lui. Alors qu’il cherchait son épée, son regard croisa le mien. Mais ses yeux clairs s’écartèrent immédiatement, comme s’il craignait que je puisse y lire un secret inconvenant. Un instant plus tard, il me fixait de nouveau de son regard franc, un petit sourire aux lèvres.
— Il faut bien gagner son pain, petit.
Puis il ceignit son épée – jamais, sauf à la guerre, il ne voulut la porter en baudrier comme les bravaches et fanfarons –, s’assura qu’elle sortait et rentrait facilement dans le fourreau, jeta sur ses épaules la cape que Don Francisco lui avait prêtée dans l’après-midi. Nous étions en mars et les nuits étaient fraîches. Mais la cape avait aussi une autre utilité : dans ce Madrid rempli de dangers, aux rues étroites et mal éclairées, une cape était fort pratique quand il fallait se battre à l’arme blanche. En travers de la poitrine ou enroulée sur le bras gauche, elle servait de bouclier pour parer les coups de l’adversaire. Jetée sur la lame de l’ennemi, elle pouvait le gêner le temps d’allonger une bonne botte. Tout bien considéré, se battre à la loyale quand on jouait sa peau pouvait peut-être contribuer au salut de l’âme dans la vie éternelle. Mais ici-bas, sur terre, c’était le plus sûr moyen de mourir comme un idiot, avec six bons pouces d’acier dans le foie. Et Diego Alatriste n’était nullement pressé.
La lanterne éclairait la petite porte d’une lumière laiteuse quand le capitaine frappa quatre coups, comme le lui avait indiqué Saldana. Puis il dégagea la poignée de son épée et glissa sa main gauche derrière son dos, près du pommeau de la biscayenne. Des pas se firent entendre derrière la porte qui s’ouvrit silencieusement. La silhouette d’un domestique apparut dans l’embrasure.
— Votre nom ?
— Alatriste.
Sans un mot de plus, le laquais prit une allée qui s’enfonçait entre les arbres d’un jardin, suivi d’Alatriste. La maison était ancienne et le capitaine eut l’impression qu’elle était abandonnée. Bien qu’il connût mal ce quartier de Madrid, proche du chemin de Fortaleza, il crut se souvenir des murs et du toit d’une demeure décrépite qu’il avait aperçue un jour en passant.
— Veuillez attendre qu’on vous appelle.
Le domestique venait de le faire entrer dans une petite pièce dépourvue de tout meuble où un candélabre posé à terre éclairait des tableaux anciens accrochés aux murs. Dans un coin de la pièce, un homme attendait lui aussi, habillé tout de noir, enveloppé dans une cape et coiffé d’un chapeau à large bord. Il ne fit aucun geste en voyant entrer le capitaine et quand le domestique – qui, à la lumière des bougies, se révéla être un homme d’âge moyen, sans livrée qui permît de l’identifier – se retira, il resta immobile, comme une statue noire, observant le nouveau venu. La seule chose vivante que l’on voyait entre sa cape et son chapeau était ses yeux, très noirs et brillants, que la lumière à ras du sol illuminait dans l’ombre, leur donnant une expression menaçante et fantomatique. D’un coup d’œil exercé, Diego Alatriste examina les bottes de cuir et la pointe de l’épée qui soulevait un peu la cape de l’inconnu. Son aplomb était celui d’un spadassin, ou d’un soldat. Ni l’un ni l’autre n’ouvrirent la bouche et ils restèrent là, immobiles et silencieux, de part et d’autre du candélabre qui les éclairait d’en bas, s’étudiant pour savoir s’ils avaient affaire à un ami ou à un ennemi, quoique dans la profession d’Alatriste, ils eussent parfaitement pu être les deux à la fois.
— Je ne veux pas de morts, dit le plus grand des hommes masqués.
Robuste, large d’épaules, il était resté seul couvert, coiffé d’un chapeau sans plumes ni rubans. Sous le masque qui dissimulait son visage sortait la pointe d’une barbe drue et noire. Ses vêtements sombres étaient de belle qualité, avec poignets et col en fine dentelle de Hollande et, sous la cape qu’il avait jetée sur ses épaules, on voyait briller une chaîne d’or et le pommeau doré d’une épée. Il parlait comme un homme habitué à commander et à être obéi sur-le-champ, ce que confirmait la déférence dont son compagnon faisait preuve à son endroit : un homme de taille moyenne au visage rond et aux cheveux clairsemés, vêtu d’une robe sombre qui cachait ses vêtements. Les deux hommes masqués avaient reçu Diego Alatriste et l’inconnu en noir après les avoir fait attendre une bonne demi-heure dans l’antichambre.
— Pas de morts et pas de sang, insista le plus fort des deux hommes. Ou alors, le moins possible.
L’homme à la tête ronde leva les deux mains. Diego Alatriste vit qu’il avait les ongles sales et que ses doigts étaient tachés d’encre, comme ceux de quelqu’un qui fait métier d’écrire. Mais il portait une grosse bague en or au petit doigt de la main gauche.
— Une légère piqûre, tout au plus, l’entendirent-ils suggérer d’une voix prudente. De quoi justifier l’affaire.
— Mais seulement au plus blond des deux, précisa l’autre.
— Naturellement, Excellence.
Alatriste et l’homme à la cape noire échangèrent un regard entendu, comme s’ils se consultaient sur la portée du mot « piqûre » et sur la possibilité, plutôt lointaine, de pouvoir distinguer un homme blond d’un autre au beau milieu d’une échauffourée, et en pleine nuit. Imaginez la scène : Auriez-vous, Monsieur, la bonté de vous mettre à la lumière et de vous décoiffer, merci, je vois que vous êtes le plus blond, permettez que je vous introduise six pouces d’acier de Tolède dans le ventre. Enfin. L’homme en noir s’était découvert en entrant, et Alatriste pouvait maintenant voir son visage à la lumière de la lanterne posée sur la table qui éclairait les quatre hommes et les murs d’une vieille bibliothèque poussiéreuse, où les souris devaient s’en donner à cœur joie : il était grand, maigre et silencieux. Sans doute dans la trentaine, le visage grêlé par la petite vérole. Sa moustache fine et bien taillée lui donnait un air singulier, étranger. Ses yeux et ses cheveux qui lui tombaient jusqu’aux épaules étaient noirs comme tous ses vêtements. Il portait à la ceinture une épée munie d’une énorme coquille ronde aux longs quillons d’acier que seul un bretteur consommé pouvait se permettre d’exposer aux railleries, sachant qu’il avait le courage et l’adresse nécessaires pour être à la hauteur de si formidable flamberge. Mais l’homme n’avait nullement l’air de quelqu’un qui aurait supporté qu’on se moquât de lui. Il était le portrait incarné du spadassin et de l’assassin.
— Il s’agit de deux gentilshommes étrangers, jeunes – continua l’homme masqué à la tête ronde. Ils voyagent incognito. Inutile donc de vous faire connaître leurs noms et leur condition véritables. Le plus âgé se fait appeler Thomas Smith et il n’a pas plus de trente ans. L’autre, John Smith, à peine vingt-trois ans. Ils entreront dans Madrid à cheval, seuls, dans la nuit de demain vendredi. Fatigués, je suppose, car ils voyagent depuis plusieurs jours. Nous ignorons par quelle porte ils passeront. Le plus sûr est donc de les attendre près de leur destination, la Maison aux sept cheminées… La connaissez-vous ?
Diego Alatriste et son compagnon firent un signe de tête. Tout le monde à Madrid connaissait l’hôtel du comte de Bristol, ambassadeur d’Angleterre.
— On devra croire – continua l’homme masqué – que les deux voyageurs se sont fait attaquer par de vulgaires coupe-jarrets. Il faudra donc dérober tout ce qu’ils portent sur eux. Il serait bon aussi que le plus blond et le plus arrogant des deux, le plus âgé, soit légèrement blessé. Une estafilade à une jambe ou à un bras, mais sans gravité. Quant au plus jeune, il suffira de l’effrayer et de le laisser aller – celui qui parlait se tourna légèrement vers son compagnon, comme s’il attendait son approbation. Il faudra aussi leur prendre tous les documents et lettres qu’ils pourraient avoir sur eux et nous les faire remettre sans faute.
— A qui devrons-nous les remettre ? demanda Alatriste.
— A quelqu’un qui vous attendra de l’autre côté du couvent des carmes déchaussés. Votre mot de passe sera Garde suisse.
Tandis qu’il parlait, l’homme à la tête ronde glissa la main sous la robe sombre qui recouvrait son costume et sortit une petite bourse. Un instant, Alatriste crut entrevoir sur sa poitrine l’extrémité de la croix de l’ordre de Calatrava, brodée en rouge, mais son attention fut bientôt détournée par l’argent que l’homme masqué déposait sur la table : la lumière de la lanterne faisait reluire cinq doublons pour son compagnon, cinq autres pour lui. Des pièces neuves, bien polies. Vrai gentilhomme que celui-là, aurait dit Don Francisco de Quevedo, s’il avait eu voix au chapitre. Métal béni, récemment frappé à l’écu de Sa Majesté. Bénédiction du ciel qui allait lui permettre de se procurer gîte, couvert et vêtements, plus la chaleur d’une femme…
— Il manque dix pièces d’or, dit le capitaine. Pour chacun.
— L’homme qui vous attendra demain vous remettra le reste, en échange des documents des voyageurs, répondit l’autre sèchement.
— Et si les choses tournent mal ?
Derrière le masque, les yeux de l’homme corpulent que son compagnon avait appelé Excellence semblèrent vouloir transpercer le capitaine.
— Il serait de beaucoup préférable, pour tout le monde, que ce ne soit pas le cas, dit-il d’une voix où pointait une menace.
L’intimidation était sûrement monnaie courante pour cet homme. Et il sautait aussi aux yeux qu’il était de ceux qui n’ont besoin de menacer qu’une seule fois, et le plus souvent pas du tout. Alatriste redressa pourtant une pointe de sa moustache en soutenant le regard de l’autre, l’air renfrogné, solidement campé sur ses deux jambes, décidé à ne se laisser impressionner ni par une Excellence ni par le Sursum Corda. Il détestait qu’on ne le paye pas en totalité, et plus encore que deux inconnus masqués lui fissent la leçon, en pleine nuit et à la lumière d’une lanterne, sans lui payer tout son dû. Mais l’homme au visage marqué par la petite vérole, moins vétilleux, semblait s’intéresser à autre chose :
— Et les bourses de nos pigeons ? l’entendit-il demander. Devrons-nous aussi les remettre ?
Italien, se dit le capitaine en entendant son accent. L’homme parlait d’une voix basse et grave, presque sur le ton de la confidence, mais avec quelque chose d’étouffé et de rauque qui produisait un vague malaise. Comme si on lui avait brûlé les cordes vocales à l’alcool pur. Il parlait sur un ton respectueux, mais il y avait comme une fausse note dans sa voix. Une espèce d’insolence dissimulée qui n’en était que plus inquiétante. Il regardait les deux hommes masqués avec un sourire à la fois amical et sinistre sous sa moustache bien taillée. On l’imaginait sans peine avec le même rictus en train de déchirer de son épée les vêtements d’un client et la chair qu’ils recouvraient. Un sourire à ce point sympathique qu’il faisait froid dans le dos.
— Ce ne sera pas nécessaire, répondit l’homme à la tête ronde après avoir interrogé du regard son compagnon. Vous pourrez garder les bourses si vous le désirez. Pour votre peine.
L’Italien siffla entre ses dents un air qui ressemblait à une chaconne, quelque chose comme tirulitata, qu’il répéta une deuxième fois en regardant en coin le capitaine :
— Il me semble que ce travail va me plaire.
Son sourire avait disparu et s’était réfugié dans ses yeux noirs qui se mirent à briller d’une lueur dangereuse. C’était la première fois qu’Alatriste voyait sourire Gualterio Malatesta. Et à propos de cette rencontre, prélude à une série aussi longue que mouvementée, le capitaine devait me raconter plus tard que si quelqu’un lui avait souri de cette façon dans une venelle déserte, il n’aurait pas attendu la deuxième grimace pour dégainer avec la rapidité de l’éclair. Croiser ce personnage, c’était ressentir la nécessité impérieuse de le prendre de vitesse, pour l’empêcher de vous devancer de façon irréparable. Imaginez un serpent complice et dangereux dont on ne sait jamais de quel côté il est, jusqu’au moment où l’on découvre qu’il ne connaît que son intérêt et qu’il se soucie du reste comme d’une guigne. Un de ces hommes mauvais, fuyants, à l’âme obscure et sinueuse, qui vous donnent la certitude absolue qu’il ne faut jamais baisser la garde et que mieux vaut leur porter tout de suite un bon coup d’épée, avant qu’ils ne vous prennent de court.
L’homme corpulent n’était pas bavard. Il attendit encore un moment en silence, écoutant attentivement les dernières explications que son compagnon à la tête ronde donnait à Diego Alatriste et à l’Italien. Une ou deux fois, il hocha la tête, puis fit demi-tour et se dirigea vers la porte.
— Pas trop de sang, l’entendirent-ils préciser une dernière fois quand il eut atteint le seuil.
À son comportement et surtout au profond respect que lui témoignait l’autre homme masqué, le capitaine déduisit que celui qui venait de sortir était un personnage de la plus haute importance. Il y pensait encore lorsque l’homme à la tête ronde posa une main sur la table et, de derrière son masque, fixa les deux spadassins avec une attention extrême. Il y avait dans ses yeux une lueur nouvelle et inquiétante, comme s’il n’avait pas encore tout dit. Le silence s’appesantit dans la pièce où jouaient les ombres. Alatriste et l’Italien s’observèrent un instant du coin de l’œil, sans dire un mot, attendant la suite. Devant eux, immobile, l’homme masqué semblait attendre quelque chose, ou quelqu’un.
La réponse vint un moment plus tard quand une tapisserie dissimulée dans l’ombre de la pièce, entre les rayons de la bibliothèque, s’écarta pour révéler une porte dérobée par laquelle apparut une silhouette sombre et sinistre qu’un homme moins trempé que Diego Alatriste aurait pu prendre pour une apparition. Le nouveau venu fit quelques pas et la lumière de la lanterne posée sur la table éclaira son visage, révélant des joues creuses et sans barbe au-dessus desquelles brillaient des yeux fébriles surmontés d’épais sourcils. Il était vêtu de l’habit noir et blanc des dominicains et ne portait pas de masque : ses yeux brillants donnaient une expression de fermeté fanatique à son visage maigre et ascétique. Il devait avoir une cinquantaine d’années. Ses cheveux gris et courts étaient largement tonsurés sur le dessus de la tête. Ses mains, qu’il avait sorties des manches de son habit en entrant dans la pièce, étaient sèches et décharnées, comme celles d’un cadavre. Glacées comme la mort.
L’homme à la tête ronde se retourna vers le religieux avec une extrême déférence :
— Votre Révérence a tout entendu ?
Le dominicain hocha sèchement la tête en toisant Alatriste et l’Italien. Puis il se retourna vers l’homme masqué et celui-ci, comme si ce geste avait été un signe ou un ordre, s’adressa de nouveau aux deux spadassins.
— L’homme qui vient de sortir, dit-il, est digne de toute notre considération. Mais il n’est pas seul à mener cette affaire et il serait utile de nuancer ici plusieurs petites choses.
L’homme masqué échangea un bref regard avec le religieux, attendant son approbation. Mais l’autre resta de glace.
— Pour des motifs politiques de la plus haute importance, reprit-il, et en dépit de tout ce que l’homme qui vient de sortir a pu nous dire, les deux Anglais doivent être mis hors d’état de nuire de façon – il fit une pause, comme s’il cherchait ses mots sous son masque – … radicale – il lança encore un rapide coup d’œil au religieux. Définitive.
— Ce qui veut dire… commença Diego Alatriste qui préférait les choses claires.
Le dominicain qui avait écouté en silence et semblait s’impatienter, l’arrêta en levant une main osseuse.
— Ce qui veut dire que les deux hérétiques doivent mourir.
— Les deux ?
— Les deux.
À côté d’Alatriste, l’Italien recommença à siffloter sa chansonnette entre ses dents, tiruli-ta-ta. Il souriait, à la fois curieux et amusé. Perplexe, le capitaine regardait l’argent posé sur la table. Il réfléchit un peu, puis haussa les épaules.
— Pour moi, c’est du pareil au même, dit-il. Et mon compagnon ne semble pas y voir trop d’inconvénients lui non plus.
— C’est un plaisir, répliqua l’Italien, toujours souriant.
— Ce sera même plus facile, ajouta Alatriste, calmement. La nuit, blesser un ou deux hommes demande plus de travail que de les mettre hors d’état de nuire.
— Beaucoup plus facile, renchérit l’autre.
Le capitaine regardait l’homme au masque.
— Une seule chose me préoccupe, dit Alatriste. Le gentilhomme qui vient de sortir semble être une personne de qualité et il a bien dit qu’il ne voulait pas de morts… J’ignore ce qu’en pense mon compagnon, mais je ne souhaiterais pas indisposer une personne que vous-même avez appelée Excellence, simplement pour vous être agréable.
— Si c’est une question d’argent…, dit l’homme masqué après une légère hésitation.
— Il serait bon de préciser combien.
— Encore dix pièces. Avec les dix qu’on vous donnera et les cinq qui sont sur la table, vous aurez chacun vingt-cinq doublons. Plus les bourses de messires Thomas et John Smith.
— Cela me convient, fit l’Italien.
À n’en pas douter, deux hommes ou vingt, blessés, morts ou à l’escabèche ne lui faisaient ni chaud ni froid. De son côté, Alatriste resta songeur un instant, puis secoua la tête. C’était trop pour simplement trouer la peau de deux inconnus. L’affaire sentait mauvais : trop bien payée pour ne pas être inquiétante. Son instinct de vieux soldat lui faisait flairer le danger.
— Ce n’est pas une question d’argent.
— Les bonnes lames ne manquent pas à Madrid, insinua l’homme au masque, irrité.
Et le capitaine n’aurait pu dire s’il parlait de lui trouver un remplaçant ou de lui régler son compte s’il refusait les nouvelles conditions. La possibilité qu’il pût s’agir d’une menace lui déplut. Machinalement, il redressa sa moustache de la main droite, tandis que la gauche s’appuyait doucement sur le pommeau de son épée. Le geste ne passa pas inaperçu.
Le religieux se tourna alors vers Alatriste. Son visage d’ascète fanatique s’était durci et ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites transperçaient son interlocuteur, arrogants.
— Je suis, dit-il d’une voix désagréable, le père Emilio Bocanegra, président du tribunal de la Sainte Inquisition.
On aurait pu croire qu’un vent glacé venait de parcourir la pièce de part en part. Puis, sur le même ton, le religieux expliqua à Diego Alatriste et à l’Italien, en quelques mots bien sentis, pourquoi il n’avait pas besoin de porter de masque ni de cacher son identité ni de venir à eux comme un larron en pleine nuit, car le pouvoir que Dieu avait placé entre ses mains suffisait pour anéantir sur-le-champ tout ennemi de notre sainte mère l’Église et de Sa Majesté catholique le roi d’Espagne. Alors que ses interlocuteurs avalaient ostensiblement leur salive, il fit une pause pour s’assurer de l’effet de ses paroles, puis continua.
— Vous avez des mains de mercenaires et de pécheurs. Elles sont souillées de sang, comme vos épées et vos consciences. Mais les voies du Seigneur sont impénétrables.
Les deux hommes à qui s’adressaient ces paroles échangèrent un regard inquiet pendant que le religieux continuait son discours. Cette nuit, disait-il, on vous confie une tâche d’inspiration divine, etc. Vous l’accomplirez scrupuleusement, car vous servirez ainsi la justice de Dieu. Si vous vous dérobez, si vous vous déchargez de votre fardeau, la colère de Dieu tombera sur vous par l’entremise du terrible bras du Saint-Office. Nous nous retrouverons.
Sur ce, le dominicain se tut et personne n’osa plus ouvrir la bouche. Jusqu’à l’Italien qui en oublia sa chansonnette, ce qui n’était pas rien. Dans l’Espagne d’alors, se brouiller avec la Sainte Inquisition, c’était s’exposer à la prison, voire à la torture ou au bûcher. Les hommes les plus vaillants en venaient à trembler à la simple mention du Saint-Office. Et Diego Alatriste, comme tout un chacun à Madrid, connaissait bien la réputation d’homme implacable du père Emilio Bocanegra, président du Conseil des sept juges, dont l’influence s’étendait jusqu’au Grand Inquisiteur et aux couloirs privés de l’Alcázar. Une semaine plus tôt, pour crimen pessimum, c’est-à-dire crime de sodomie, le père Bocanegra avait convaincu la justice de brûler sur la Plaza Mayor quatre jeunes domestiques du comte de Monteprieto qui s’étaient accusés l’un l’autre sur le chevalet de torture de l’Inquisition. Quant au comte, un aristocrate d’âge mûr, célibataire et mélancolique, son titre de grand d’Espagne lui avait permis d’échapper de justesse à un sort semblable. Le roi s’était contenté de confisquer ses biens et de l’exiler en Italie. L’impitoyable père Bocanegra avait personnellement pris part au procès et son triomphe venait d’asseoir le terrible pouvoir qu’il avait à la cour. Jusqu’au comte d’Olivares, le favori du roi, qui tentait de rester en bons termes avec le féroce dominicain.
Ce n’était pas le moment de vaciller. Avec un soupir intérieur, le capitaine Alatriste comprit que le sort des deux Anglais, quel que fût leur rang et malgré les bonnes intentions de l’homme corpulent qui leur avait parlé un moment plus tôt, était déjà réglé sans appel. Ils avaient indisposé l’Église et il eût été aussi vain que périlleux de continuer à discuter.
— Que faudra-t-il faire ? demanda-t-il finalement, résigné à l’inévitable.
— Les tuer sans pitié, répondit aussitôt le père Emilio, le regard ravagé par un feu satanique.
— Sans savoir qui ils sont ?
— Nous vous avons déjà dit qui ils étaient, répliqua l’homme masqué à la tête ronde. Messire Thomas et messire John Smith. Des voyageurs anglais.
— Et des anglicans impies, ajouta le religieux, d’une voix pleine de rage. Mais peu importe leur identité. Il suffit qu’ils appartiennent à un pays d’hérétiques et à une race perfide, funeste pour l’Espagne et la religion catholique. En leur faisant subir la justice de Dieu, vous rendrez un précieux service à Nôtre-Seigneur et à la couronne.
Le religieux sortit alors une autre bourse contenant vingt pièces d’or et la jeta dédaigneusement sur la table.
— Voyez, messieurs, ajouta-t-il, qu’à la différence de la justice terrestre, la justice divine paie d’avance. Mais elle ne manque jamais de réclamer son dû – et il regarda le capitaine et l’Italien comme s’il voulait graver leurs traits dans sa mémoire. Rien n’échappe à ses yeux et Dieu sait fort bien où réclamer ses dettes.
Diego Alatriste hocha la tête, feignant d’acquiescer, et ce geste dissimula le frisson qui le parcourut alors, malgré tout son courage. La lumière de la lanterne donnait un aspect diabolique au religieux et ses paroles menaçantes auraient suffi à ébranler le plus valeureux des hommes. À côté du capitaine, l’Italien était tout pâle. Il ne souriait plus et son tiruli-ta-ta s’était éteint sur ses lèvres. Quant à l’homme masqué à la tête ronde, il n’osait plus ouvrir la bouche.